Marre de compter pour des prunes
Deux extraits au chapitre 4
Juliette était arrivée à la bibliothèque les yeux encore rouges et gonflés. Elle avait pleuré presque toute la nuit.
- Je dois faire une allergie, prétexta-t-elle devant sa collègue qui l’observait du coin de l’œil.
Marie-Jeanne ne répondit rien. Elle les connaissait par cœur ces sortes d’allergie ! Surtout en plein mois de décembre quand il n’y avait pas un pollen dans l’air ! Elle aussi, elle avait eu parfois le visage décomposé de cette sorte, bouffi par une peine qu’elle ne parvenait pas à contrôler, à étouffer. Maintenant c’était moins fréquent… Il lui semblait qu’elle devait tendre la main à Juliette mais il n’était pas facile de discuter à l’accueil. Même en chuchotant. Elle attendit l’heure de la pause.
- Veux-tu que nous allions manger un sandwich ensemble ? On pourrait grignoter en marchant… Il fait froid, mais plutôt sec. Un peu d’air nous fera du bien.
Juliette acquiesça, surprise mais heureuse. Son univers social se limitait à sa famille et aux amis de Gilles. Elle ne partageait jamais rien avec d’autres personnes. Pas même un déjeuner avec les gens qu’elle fréquentait chaque jour au travail.
- Tu sais, dit Marie-Jeanne alors qu’elles traversaient le Pont Neuf, faut pas me faire le coup de l’allergie. J’ai bien vu que tu avais pleuré ce matin. Ça ne me regarde sûrement pas mais ça fait un moment que je te trouve triste. Je sais que nous ne sommes pas amies. Cependant… d’habitude tu es enjouée, disponible… J’ai aussi remarqué quelques transformations chez toi ces derniers temps. Tu portes des jeans alors que tu ne t’habillais que de façon très classique. Il y a du changement en toi ; ce genre de choses, c’est assez caractéristique quand la vie bascule. Certains se laissent aller. Toi, tu modifies ton image. Sans doute pour fuir une réalité qui te déplait. A la bibliothèque, tu es toujours aussi efficace mais je vois bien que le cœur n’y est plus. Tu n’es pas obligée de me parler mais si tu en as besoin…
Juliette renifla bruyamment et battit des paupières pour refouler les larmes qu’elle sentait arriver.
[...]
Juliette souriait maintenant, soulagée de sa confession. Il lui avait fallu moins d’une heure pour confier tout ce qui la faisait souffrir. Et elle s’était épanchée auprès d’une collègue qui n’était pas loin d’être une parfaite inconnue. Etrangement elle comprit qu’elle n’aurait peut-être pas pu en dire autant à un proche. Elle avait fait son divan en quelque sorte… Elle songea à tous ceux qui faisaient de même auprès d’un psy… C’était beaucoup plus facile d’ouvrir son cœur à quelqu’un qui ne savait rien de vous. Il vous écoutait, vous regardait avec des yeux tout neufs et pleins d’empathie, mais sans se laisser émouvoir…
- Tu avais raison, dit-elle lorsqu’elles furent assises à une table dans une brasserie. Parler ne change rien. Mais ça fait un bien fou. Excellente thérapie ! Et ce dont je ne reviens pas, c’est que ça fait cinq ans qu’on travaille ensemble et que nous n’avions jamais vraiment discuté…
- C’est vrai, admit Marie-Jeanne en riant. On échangeait des recettes de cuisine, on évoquait nos lectures, on parlait de la dernière expo à la mode… et en dehors de ça, rien.
- Merci de m’avoir écoutée !
- Non, merci à toi. Il fallait que je t’inspire confiance pour que tu te livres ainsi. Pour moi, c’est important… Il y a quelques années, j’aurais aimé pouvoir raconter ce qui m’arrivait. Peut-être que tout aurait été différent si je l’avais fait… Ma vie n’est pas la tienne… Mais il y a de quoi épiloguer ! Chez moi, ça ressemble à Dallas ! Tu te souviens de cette série à la télé ?
Juliette acquiesça en pouffant.
- Je suis désolée, se reprit-elle très vite. Je n’aurais pas dû rire, ce n’est pas drôle.
- Si, ça l’est. J’ai dépassé la période douloureuse que tu traverses en ce moment. Je n’ai rien fichu en l’air. Je n’en avais pas le courage. J’ai pris l’habitude de surfer sur la vague ! Même quand ce sont de grosses déferlantes ! Je m’accommode de tout. Je me fais à tout. Ma famille, c’est les Ewing ! La guerre pour l’argent et le pouvoir. Les clans qui se font et se défont. Un jour, ta belle-sœur est ta plus fidèle amie, le lendemain elle te tend un piège ! Tu imagines ?
Juliette ouvrit de grands yeux.
- Viens, décréta Marie-Jeanne. On va poursuivre notre conversation en regagnant la bibliothèque. On reprend dans vingt minutes !
Juliette regarda sa montre, elle n’avait pas vu le temps passer. Elle déposa un billet sur la table et suivit sa collègue.
- Chez nous, déclara Marie-Jeanne en accrochant le bras de Juliette, il n’y a pas de pétrole ! On ne se bat pas pour des puits au Texas mais pour des crèmes de beauté !
- Des crèmes de beauté ?
- Oui. Les miens, ou plutôt les parents de mon mari, n’ont pas fait fortune grâce à l’or noir, mais grâce à des fluides anti-rides, à des laits amincissants, à tout ce qui fait croire aux femmes qu’elles peuvent paraître dix ou vingt ans de moins. Et quand je te dis que ce monde est Dallas, c’est vrai. Tu peux rire, tu sais. Tout à l’heure quand tu as parlé de ton mari, que tu as raconté qu’il autopsiait tes pensées, j’ai songé au Docteur House… Tu connais, n’est-ce pas ? Le médecin loufoque de la série télé ? Ton époux est une sorte de médecin légiste… de l’esprit ! C’est comme chez moi, comme dans un mauvais feuilleton !
Juliette écarquillait les yeux, se demandant si sa collègue avait toute sa tête. Marie-Jeanne devina ses idées.
- Je ne suis pas dingue. Toutes ces petites comparaisons avec le monde de la fiction m’ont aidée à dédramatiser la situation… puisque je n’avais pas le cran de fuir… Bref, ma belle-mère, c’est Sue Ellen. Elle boit. Elle déjeune le matin puis vers onze heures, elle démarre au whisky. Pour oublier que son époux la trompe, que son fils aîné, mon mari en l’occurrence, le JR de la tribu, fait tout pour dépouiller ses cadets de leurs parts dans les affaires… La plus jeune de mes belles-sœurs joue et dépense des fortunes dans les casinos. Quand elle n’a plus de fric, elle vole les bijoux de ma belle-mère, les revend et les poches pleines, file de nouveau s’asseoir à une table de jeu ! L’autre est une monomaniaque. Elle change de passion tous les six mois. En ce moment, elle est dans l’élevage de reptiles. Elle accumule les serpents, les lézards et autres bébêtes dans des vivariums qu’elle fait placer dans sa chambre. Son mari qui déteste ça, crise régulièrement et menace de jeter cette animalerie dans les toilettes et de tirer la chasse ! Et ce n’est qu’une toute petite partie du tableau… L’année dernière nous avons eu la tendance bouddhiste, elle accumulait les décos indiennes, les statuettes… Elle a fait un voyage au Népal… Et pour aller au bout de l’ambiance zen, elle s’était mise à fumer le pétard ! Tu imagines un peu ce qu’a été son retour dans le fief des Aberling ! Mon tendre époux s’est occupé de la faire interner dans une clinique. Elle n’était pas volontaire mais comme il connaît bien le directeur, elle n’a pas eu le choix. Bref ! Il faudrait que je te dise aussi que tous les jours ou presque la police nous ramène ma belle-mère ivre morte et que son époux paie grassement les flics pour qu’ils oublient, que mon mari tente de monter un dossier contre son frère pour prouver qu’il est aliéné et doit être placé sous tutelle… que… tu vois, on pourrait en faire une série à la française ! Et cerise sur le gâteau, comme les Ewing qui vivent tous ensemble à Southfork ranch, nous habitons tous dans un magnifique hôtel particulier, dans le Marais, tout près de la place des Vosges !
Juliette s’était arrêtée, stupéfaite.
- Je l’ignorais, murmura-t-elle.
- Bah, oui… puisque je n’en parle jamais. Pas envie de me vanter d’appartenir à une telle famille ! Aberling, tu connais ?
- Aberling ! Bah, oui ! Tout le monde connaît ! Mais ton nom, c’est…
- J’ai gardé mon nom de jeune fille ! C’était moins lourd à porter. Plus anonyme pour travailler sans être cataloguée !